Une étroite ruelle coincée entre
deux façades de maisons. Pour
seules issues, deux portes se font face. Chacune surmontée d'une
fenêtre. On aperçoit le ciel au-dessus des toîts. Soudain, la
porte de gauche s'ouvre. Un homme avec un chapeau se glisse dans
l'espace clos. Referme la porte. Attends. On aperçoit une femme à
travers la vitre, au dessus de la porte de droite.
LA FEMME A LA FENETRE: Bonsoir.
L'homme au chapeau sursaute.
LA FEMME A LA FENETRE: Vous êtes en retard.
L'HOMME AU CHAPEAU: Je...
LA FEMME A LA FENETRE: Je vous attends depuis longtemps.
L'HOMME AU CHAPEAU: Et bien...
LA FEMME A LA FENETRE: J'ai eu le temps de compter toutes les étoiles qui brillent ce soir. Il y en a beaucoup. (Un temps.) Vous pourriez dire quelque chose.
L'HOMME AU CHAPEAU: C'est que...
LA FEMME A LA FENETRE: (Soupir.)
L'HOMME AU CHAPEAU: Enfin, je...
LA FEMME A LA FENETRE: Je m'ennuie. Je m'en vais.
La femme à la fenêtre disparaît de la fenêtre.
L'HOMME AU CHAPEAU: (Haussements d'épaules.) Marrante. (S'asseoit et compte les graviers au sol.)
La tête d'un vieil homme apparaît derrière la fenêtre gauche. Il a une moustache.
LE VIEIL HOMME MOUSTACHU: (Siffle.) Hé ! Toi là ! Oh, je te parle. (L'homme au chapeau relève la tête.) J'voulais
savoir si tu avais par hasard, quelque part dans ta tête ou ailleurs
parce qu'on sait jamais hein, les choses à l'intérieur des autres se
cachent pas forcément au même endroit que nous, hein, on peut pas
deviner alors j'préfère préciser au cas où pour qu'on se comprenne
parce que sinon on est vite perdu et là, le type entend autre chose que
ce que j'voulais dire et ça le vexe et moi je sais jamais comment
réagir et ça m'embête beaucoup ce genre de situation. Tu voulais
quelque chose ?
L'HOMME AU CHAPEAU: Moi ? Euh.. non, je ne crois pas.
LE VIEIL HOMME MOUSTACHU: C'est malin de me déranger pour rien. (Marmone
quelques phrases et disparaît. L'homme au chapeau recommence à compter
ses graviers. La femme réapparaît à la fenêtre droite.)
LA FEMME A LA FENETRE: Tu veux que je te dises le nombre d'étoiles qui brillent ce soir ?
(Comme il semble hésiter entre les graviers et elle, elle hausse les
épaules et elle referme la fenêtre)
L’HOMME AU CHAPEAU : (Vivement)
Si !
LA FEMME A LA FENETRE : (elle reouvre la fenêtre) Eh bien ?
L’HOMME AU
CHAPEAU : C’est que…
LA FEMME A LA FENETRE : Oui ?
L’HOMME
AU CHAPEAU : Le nombre d’étoiles… Ce soir, dans le ciel… qui brillent… (Un
temps.) Combien y en a t il ?
LA FEMME A LA FENETRE : Il n’est pas
gêné ! (Un temps.) Et c’est comme cela que vous parlez aux
femmes ?
L’HOMME AU CHAPEAU : Mais c’est que…
LA FEMME A LA
FENETRE : T’ai-je demandé le nombre de graviers que tu as sous le
pied ?
L’HOMME AU CHAPEAU : C’est que… Non ! Mais… Je suis en
retard… Alors je me suis dit que… Enfin, peut-être… Vous voudriez bien… (Elle
attend, dans un haussement de sourcil suspicieux. Le vieil homme moustachu
réapparaît derrière la fenêtre gauche)
LE VIEIL HOMME MOUSTACHU : Ce
n’est pas bientôt fini, oui, vos jérémiades !
L’HOMME AU CHAPEAU :
Allons bon. (Il soulève son pied,
s’assoit et compte les graviers qui étaient sous sa semelle.)
LA FEMME A LA
FENETRE : Vous disiez ?
L’HOMME AU CHAPEAU : Rien. Nous
dérangeons.
La femme soupire, disparaît derrière sa fenêtre, l’homme au chapeau jette au vieil homme un regard pesant de reproche.
LE VIEIL HOMME MOUSTACHU : (avec amusement) Vous ne savez décidément pas vous y prendre avec les femmes, jeune homme.
L’HOMME AU CHAPEAU : (Il semble contrarié, puis il hausse les épaules et reprend son occupation, comptant les graviers, méthodique) 89 ; 57 ; 103 ; 1… euh… 9 ; 20 ? … (Il laisse grandir une hésitation, sa respiration se fait bruyante et saccadée d’angoisse, puis affolé, il cherche dans le paysage un indice, un repère. ) Je ne sais plus où j’en suis.
LA FEMME : (elle revient, allume une cigarette, fébrile, puis annonce tirant avidement sur sa tige de nicotine) Oui, on s’y fait, ce dérangement qui bouscule partout autour de soi… (Elle reste un instant à rêvasser, puis se reprend, interroge l’homme au chapeau) Vous en êtes où ?
LE VIEIL HOMME : (ricanant, goguenard) Il n’y est jamais, pas plus qu’hier, ni même qu’avant-hier, ou encore la vieille, je ne sais plus, jeudi, n’est-ce pas ?
LA FEMME : (agacée) Oh, arrêtez, vous, vous n’y êtes pas du tout. D’ailleurs ça ne vous regarde pas. (Le vieil homme ronchonne, vexé se retire du cadre de la fenêtre, on l’entend bougonner dans le lointain. Elle, criant avec insistance à l’homme en bas) Alors ?
L’HOMME AU CHAPEAU : (sursaute) Alors, rien. À part ça, vous n’auriez pas du feu ?
LA FEMME : Non. Ça rougeoie ce soir mais vous êtes bien sûr trop occupé à regarder vos pieds pour contempler le ciel. Comme les autres, pas de quoi être fier. Rien, vraiment ?
L’HOMME AU CHAPEAU : Rien.
LA FEMME : Ce retard, pourtant ? Il devait bien en avoir un peu plus que d’habitude, non ? (Il ne répond pas, reste immobile le regard hagard, les épaules qui s’excusent, ployant, la tête penchant mollement sur le côté.) Non. (Un temps) Pardonnez- moi de vous avoir accusé à tort, c’est surtout que la fatigue est entrée toute à l’heure avec sa secousse intelligible de n’importe quoi, et maintenant… Enfin, vous voyez où je veux en venir. (Un temps, avec emphase) Je me sens saccadée ce soir, saccadée. (Un geste lasse qui balaye de la main, puis, vivement) Nous l’attendons aujourd’hui?
L’HOMME AU CHAPEAU : (vaguement) Non. (Il hoquette.)
Long silence rythmé par les hoquets réguliers de l’homme au chapeau.
LA FEMME : (allumant une seconde cigarette qu’elle fume en même temps que la première ) Je m’ennuie. (Profonde inspiration.) Voulez vous que j’essaie de vous faire peur ?
(Noir. On voit un éclair, puis on entend l'orage et ensuite le ricanement de la femme.)